Le jeu de Paume de la rue d’Amiens : un lieu de sociabilité et de rivalités
En préambule, nous voudrions commencer par un constat, il est peu aisé de dire quelque-chose de sensé sur une activité comme la Paume, héritière de la Phaeninde des Grecs Anciens, en seulement quelques mots. Aussi, nous avons opté pour une problématique parmi beaucoup d’autres : en ce début de XXIe siècle, post Meetoo, comment appréhender un des traits saillants de cette activité ludique devenue sport, à savoir sa virilité ? Cet angle nous a été dicté par un autre constat : nous n’avons jamais eu la chance de lire quoi que ce soit sur cette dimension. Mais nous n’avons pas tout lu. Qu’on veuille bien excuser si redite il y a.
D’abord un lieu : la place
À Breteuil, lorsque l’on descend la rue d’Amiens, devenu un axe essentiel en raison de la translation de l’activité commerciale à l’extrémité Nord de cette voie, on découvre une très large place, sur la gauche, adjacente à la maison de retraite. Cette place est aujourd’hui occupée, pour sa partie la plus visible de la rue, par un vaste parking. C’est ce dernier qui a accueilli une partie des baraquements, bâtis pendant l’hiver 1940-1941[1], afin d’héberger des sinistrés des bombardements de mai-juin 1940. On pourrait s’arrêter à cette aire goudronnée, car ce qui se niche plus loin à l’Est n’est que peu visible, d’une part en raison du Centre Jules Verne qui bouche la vue de toute sa hauteur, mais d’autre part aussi parce qu’une autre place accuse une très nette dépression du terrain. Cette place en contrebas, c’est celle du Jeu de Paume, un quadrilatère d’une vingtaine de mètres de larges et d’une centaine dans toute sa longueur. Il y a encore quelques décennies le sol y était blanc, de la craie damée qui lui sert encore de revêtement, désormais recouvert d’un sable gravillonné jaunâtre.
En arrière-plan sur cette image, on aperçoit l'Hôtel-Dieu, objet de notre document du mois de janvier!
[1] Voir l’article relatif au « Document du mois » de novembre 2022 : http://www.breteuil-histoire-oise.fr/fr/information/52468/novembre-2022-baraquements-jeu-paume
Jeu de Paume, qu’est-ce que cela ?
Partons des proverbes, dont le célèbre « Jeu de mains, jeu de vilains », qui a fait florès. N’en déplaise aux parents qui cherchent par cet avertissement à dissuader les rixes de leurs garnements, cette expression diffère sensiblement du sens contemporain de « vilain », qu’on pourrait résumer par « pas joli », qu’il s’agisse de la plastique, mais surtout du comportement. Au Moyen Age le vilain est un paysan libre, qui se différencie donc du serf, comme du bourgeois, et plus encore du noble, tout en restant de « basse condition ». Bien qu’on attribue couramment cette formule à une tendance, chez les dits vilains, à en « venir aux mains » quand il s’agissait de régler leurs comptes, une autre origine existe et elle est ludique. Ces paysans libres pratiquaient en effet une activité distrayante, qui consistait à se renvoyer une balle rudimentaire, appelée esteuf, soit une peau bourrée de tout ce qui était disponible pour cet usage. Comme moyen de propulsion ils utilisaient alors la paume de leur main, parce qu’ils n’avaient guère les moyens de s’offrir des raquettes, lesquelles apparaîtront d’ailleurs bien plus tard. C’est de cette manière de « se renvoyer la balle » qu’est né le nom Jeu de Paume.
Il y aurait beaucoup à dire de cette pratique, devenue un véritable sport après la Première Guerre Mondiale, à savoir une activité structurée en clubs (appelées ici « sociétés »), avec ses compétitions, ses titres, ses trophées, ses règles formalisées en somme. Ce lent mouvement de « sportivisation », au sens où l’entendent Norbert Élias et Éric Dunning[2], soit une manière de domestiquer la violence physique en l’encadrant de règles, est apparue progressivement pour le Jeu de Paume, avec le XIXe siècle finissant. Toutefois, contrairement à l’esprit de club (select) qui anima le tennis dès ses origines, les différentes variantes du jeu de paume[3] se maintinrent dans l’ambiance d’un passe-temps qui échappait aux règles d’encadrement typiques du sport au sens moderne du terme. Pour exemple, très longtemps les équipes restèrent formées sur le bord du terrain, en fonction des personnes présentes, sans signe d’identification, à la manière des maillots. Les clubs aussi s’imposèrent sur le tard, comme les calendriers de compétitions formelles. Ainsi, ce n’est qu’en 1928 qu’on trouve trace d’un recensement exhaustif des joueurs, affiliés à des sociétés, elles-mêmes adhérentes à une fédération nationale.
[2] Cf. Norbert Élias et Éric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 (première édition, en anglais, en 1986).
[3] À savoir la longue paume, le ballon au poing, la balle à la main (pratiquée à Hardivillers) et la balle au tamis. Notons qu’à Breteuil il s’agit de la longue paume.
Dimension locale : une ambiance
Cet état de fait peut s’expliquer par le rôle social qu’occupe le jeu dans l’espace local. En d’autres termes, c’est peut-être du côté de la sociologie qu’il faut rechercher l’explication d’un sport resté passablement confidentiel. Resté, ou plutôt devenu, car c’est à la fin de l’Ancien Régime qu’il entre peu à peu en disgrâce. Marcel Lazure[4] (en s’appuyant sur Guy Bonhomme[5]) soutient ainsi que le règne de Louis XIV signe la fin de la valeur accordée à la démonstration de sa force physique. Désormais, ce sont les jeux habiles et « subtiles » qui s’imposent (le billard par exemple), mais avant tout pour la « bonne société », soit l’aristocratie. Les bourgeois emboiteront le pas à cette tendance. Resteront quelques paysans picards pour faire perdurer cette pratique, peu à peu considérée comme « rustre ».
Que se passe-t-il donc autour de la place, où on s’envoie l’esteuf à grands coups de bras tendu et de toutes ses forces encore, pour continuer à intéresser autant dans notre région, des siècles après l’ostracisme déclenché par le Roi Soleil ? Qu’est-ce qui pourrait contribuer à expliquer cet attrait pour l’ingratitude d’une balle capricieuse et surtout la puissance nécessaire à sa propulsion ? À l’évidence, le recrutement populaire contribue au maintien des adeptes en Picardie. La région fut en effet très longtemps rurale et le reste en partie encore de nos jours. Au « Grand siècle » (le XVIIe), le travail s’y trouve ainsi principalement dans les fermes, puis, avec la révolution industrielle qui débute au siècle suivant, dans une petite industrie, dont la particularité tient au fait qu’elle s’implante principalement dans des villages et des bourgs. La conjugaison de cette structure de l’emploi et de l’étroitesse démographique des communes ne pouvait que profiter au Jeu de Paume. D’une part parce que la force physique reste un critère déterminant de la valeur des hommes pour ces métiers durs et astreignants. Ensuite parce que le village et le bourg sont des espaces d’interconnaissance où chacun est à la vue de tous. Un jeu de paume, sans avoir le rôle administratif et officiel de la mairie ou de l'église, a ainsi une place significative dans la vie locale, et tout particulièrement dans les petites communes. Les matchs sont alors une occasion de réunion, de festivités et de vivre ensemble, mais encore de démonstration de sa puissance.
Pour comprendre cette perpétuation, il faut s’imaginer une place où, à l’ombre des tilleuls qui la bordent, des hommes rivalisaient d’efforts pour l’emporter devant une galerie nombreuse et admirative. La gente féminine n’y est pas absente, loin s’en faut, à encourager ses favoris. Les coups étaient souvent donnés en utilisant toute son énergie, tant la balle se révélait exigeante en la matière, et qui plus est instable dans sa course. Brutale décharge de testostérone donc, lâchée en moins d’une seconde, à l’exception de la toute première balle d’un match… mais décernée à une dame de l’assemblée. En d’autres termes, la Paume a conservé cette rugosité que le Tennis a remplacé par un caoutchouc propice au rebond et à la propulsion aisée.
Et après ? La lente décrépitude de la Paume ne serait-elle pas la preuve d’une évolution positive des mœurs ? La décrue des activités violentes ne marquerait-elle pas un progrès pour l’humanité ? Il ne nous appartient bien évidemment pas de trancher sur le plan des valeurs qui ne manqueront pas de s’exprimer. Pour autant, nous ne saurions qu’inviter les lecteurs(trices) à la prudence quant à ces jugements hâtifs. Il s’agirait d’abord d’une interprétation complètement anachronique. En effet, loin d’être l’éloge de la violence abrupte, la Paume a représenté dans sa longue histoire le cheminement d’une force physique à l’état brut vers sa propre édulcoration. L’arrivée des raquettes va par exemple marquer une étape décisive en faveur de l’adresse et du style élégant que prend alors cette puissance. À Breteuil, le style d’un Jacques Cauvel en sera un exemple éloquent. Surtout, juger la Paume sur cette question, néanmoins centrale, de la force physique, c’est faire preuve d’un jugement profondément classiste. Car oui, cette force était et reste l’apanage des classes populaires, des milieux ouvriers et de la petite paysannerie peu mécanisée. Longtemps elle fut indispensable et, pour en supporter la nécessité, des générations de ces classes laborieuses en ont fait une valeur positive. En arrière-plan de la lente décrépitude de la Paume, on trouve bien un jugement de classe. On aime les regarder ces paumistes, mais sans pouvoir souvent se départir d’une pensée condescendante à l’égard de… « bourrins », si l’on nous permet ce terme, souvent entendu de la bouche des néophytes. Nous nous le permettons aussi pour mieux marquer le fait que la « distinction » des juges dissimule mal le mépris à l’égard des « gens de peu », comme les qualifiait avec affection Pierre Sansot[6]… Ces gens du petit peuple qui frappent fort dans la balle, comme la rigueur de leur propre vie, souvent faite d’efforts qu’on peine à imaginer aujourd’hui. Et enfin, si l’usage de la force physique est autant décrié à notre époque, c’est bien parce qu’elle est assimilée à une violence dont la condamnation dissimule idéalement sa principale expression : la violence symbolique, discrète, distinguée, subtile… et finalement encore peut-être plus terrible. Au final, la force physique des paumistes ne fait qu’une victime : la balle. Sauf un jour de septembre 1498, à Montdidier, mais c’est une autre histoire.
[4] Cf. Marcel Lazure, Les jeux de balle et de ballon picards : Ballon au Poing, Longue Paume, Balle à la Main, Balle au Tamis, Amiens, Centre Régional de la Documentation Pédagogique de Picardie, deuxième trimestre 1996 (seconde édition).
[5] Cf. Guy Bonhomme, De la paume au tennis, Paris, Gallimard, 1991.
[6] Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu, Paris, Presses universitaires de France, 1992.