Un phénomène discret… un prodige à redécouvrir ?
Qu’est-ce qui fait d’un individu une personnalité passée à la postérité ? À cette question complexe, on serait tenté de répondre que c’est une certaine propension à s’élever au-delà du commun qui produit la notoriété : brio technique, excellence des qualités, performances hors du commun, entre autres facultés à même de vous faire émerger de la banalité. On nous objectera que toute personne est exceptionnelle si on veut bien la regarder autrement, et c’est là également un raisonnement juste. Tout est question de critères d’appréciation au fond, lesquels varient grandement selon les époques, les sociétés, les cultures, en fonction des milieux sociaux considérés, voire à partir d’une grille de valeurs qui emprunte à l’individualité de chacun. Une illustration peut en être donnée avec les activités physiques qui n’ont d’autre finalité que la performance ou le bien-être, longtemps cantonnées qu’elles furent dans le registre du futile. Il aura fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que l’amusement et le divertissement (desport en ancien français[1]) puissent être considérés comme des activités susceptibles d’attirer la reconnaissance sociale. En la matière, c’est surtout une des déclinaisons de desport, à savoir le sport, qui va connaître un succès considérable. Dans ce domaine, on ne compte plus les records quant au dépassement des limites humaines : plus vite, plus haut, plus loin semblent être devenus des moteurs de réalisation personnelle tout au long du XXe siècle. Le sportif accompli est ainsi entré dans un nouveau Panthéon, le stade et ses divinités laïques, voire au-delà avec le « Dieu Maradona » et son église forte de 80 000 à 100 000 membres à travers le monde.
Quoi qu’il en soit, être exceptionnel n’assure pas d’une renommée. Pour prendre un exemple contemporain, l’acceptation de sa banalité est en passe de devenir exceptionnelle dans notre monde où on ne jure plus que par la reconnaissance des likes. Sur les réseaux sociaux, nombre d’influenceurs n’ont pour talent que celui de s’afficher. Il ne s’agit pas là de le critiquer, dans un esprit chagrin et nostalgique, mais force est de reconnaître qu’on peut légitimement s’interroger sur ce qui fait désormais le succès, en dehors parfois d’être une personnalité dans « l’air du temps », d’incarner par sa manière d’être une tendance contemporaine, qui restera peut-être et pourtant un épiphénomène à l’échelle du temps long.
Notre question de départ intéresse ainsi l’historien, ce professionnel de la connaissance sur notre passé qui ne se contente pas de relater des faits, contrairement à ce que l’on pense souvent. Cet historien est encore un accoucheur de célébrités en s’intéressant à des personnages oubliés du présent, exhumant des archives les textes qui révèlent l’influence de tel ou telle sur une période, un mouvement d’idées, un évènement crucial dans le cours du monde.
Plus sûrement, passer à la postérité implique des relais : on ne devient pas célèbre par la seule force de son talent, mais aussi parce que cette célébrité est une construction, bâtie pierre après pierre, relayée ici et là. Certains personnages de l’histoire ont eux-mêmes contribué à se rendre populaires. On pensera au Britulien le plus en vue encore aujourd’hui : Hippolyte Bayard (1801-1887), inventeur d’un procédé photographique sur papier, certes, mais également metteur en scène de sa propre célébrité, contestée de son temps. N’a-t-il pas créé le premier canular photographique de l’histoire (?), en se montrant sur un cliché de 1840 où on pouvait le penser noyé, poussé au suicide par le désespoir de s’être vu ravir le succès par son grand concurrent, Louis Daguerre (1787-1851), considéré comme le véritable inventeur de la photographie. Cette réputation auto-construite pourra paraître suspecte et mue par l’égocentrisme. Il ne nous appartient ni d’en juger, ni de retirer à Bayard ses mérites incontestables. Une chose est certaine, on devient rarement immortel par pur hasard, sauf à être au bon endroit, au bon moment, à la manière du général Cambronne à Waterloo, à qui on attribue (peut-être à tort) un mot vulgaire, mais qui avait pour avantage de servir le mythe napoléonien.
Reste une question plus complexe encore, parce que souvent non posée : que dire des humbles exceptionnels, ces femmes et ces hommes qui, tout en sortant du lot, n’ont rien fait pour passer sous les rampes de la célébrité ? Plongés dans l’ombre, il existe en effet, proches de nous, de tels personnages, restés anonymes malgré leurs performances hors du commun, maintenus dans les oubliettes de l’histoire faute de passeurs.
Je voudrais, par ce petit texte, apporter une contribution à la mémoire d’un homme qui fut un prodige de son époque. Il me paraît de plus en plus évident qu’il le mérite amplement, raison suffisante pour le mettre en lumière. Pour cela, il va falloir vous en convaincre et je sais la partie non gagnée d’avance. Mais je mise que vous me laisserez une chance de vous en persuader et qu’à la fin de votre lecture ce sportif discret aura gagné un peu de votre estime. Rendre justice à ce phénomène de l’Après-Guerre, c’est mettre haut la barre et donc tenter de se hisser à sa hauteur. Aussi, s’il vous reste un doute sur le talent que je me propose de relater, mettez-le sur le compte de mon incompétence à utiliser les bons arguments, mais soyez persuadé qu’on ne réalise pas un tel parcours sans disposer d’une indéniable exceptionnalité.
Pourquoi vouloir sortir Jacques Cauvel de l’anonymat ?
Puisqu’il s’agit de se donner le rôle de passeur, commençons par nous expliquer quant à nos motivations et tentons de le faire avec autant d’honnêteté que possible. Si Jacques Cauvel est aujourd’hui un inconnu pour le grand public, il ne l’était pas tout à fait dans le monde de la longue paume auquel j’ai appartenu. Dans les années 1980, quelques aînés se souvenaient encore assez bien de lui comme d’un « grand joueur ». Enfant, j’ai ainsi eu quelquefois l’occasion de l’observer sur le bord des terrains, en fin connaisseur qu’il était du jeu qui se déroulait devant ses yeux. Mais il faut bien le reconnaître, c’était alors quelqu’un qui avait dépassé la cinquantaine et il ne faisait pas partie de nos idoles.
C’est grâce à notre mentor, Jacques Deshabit (1924-2006), celui qui nous a formés en tant que paumistes, à Plainville, que nous avons le plus entendu évoquer ses prouesses. Notre Jacques à nous ne tarissait pas d’éloges à son égard. Cauvel l’avait impressionné, c’est le moins que l’on puisse dire. Ils étaient de la même génération, seulement séparés d’une année : 1923 pour Cauvel, 1924 pour Deshabit. Parmi les multiples qualités du brillant joueur, sa compétence pour le revers comptait parmi les toutes premières. « Il jouait aussi bien du revers que du coup droit » répétait inlassablement Jacques Deshabit. Ce qui ne l’empêcha pas de nous enseigner l’art du déplacement pour nous éviter ce revers tant redouté : toujours tourner autour de la balle afin de se mettre « à sa main », répétait-il inlassablement. Dans sa conception du jeu, un paumiste talentueux devait avant toute chose savoir être mobile pour ne jamais se laisser prendre sur son point faible, le revers. Pourquoi une telle contradiction apparente ? C’est que la longue paume est un sport où la balle est une ingrate. Pour se le représenter il faut imaginer une sphère composée de morceaux de liège collés les uns aux autres et recouverts de flanelle, le tout évoluant généralement entre 15 et 18 grammes. Jouer avec une balle de 15 grammes est un enfer pour le bras. Et à juste titre, puisque propulser un objet aussi léger demande d’y consacrer toute sa force, voire de la développer. Ainsi, il est rare qu’un paumiste ne soit pas au maximum de ses possibilités à chaque coup, pour seulement se donner l’espoir d’un renvoi tout juste acceptable. Au casse-bras d’une 15 grammes tranche la facilité d’une 18 grammes, presque trop lourde dans certaines phases du jeu. C’est pour cette raison qu’on réserve ces balles « lourdes » à une modalité de jeu qu’on appelle la « terrée », où la balle est autorisée à rouler par terre. Cela permet de frapper de toutes ses forces sans sortir trop rapidement des limites longitudinales du terrain. Car cette balle est encore volatile, capricieuse et peu encline à suivre les desiderata du joueur, même le plus habile. Pour le dire en un mot, une balle de longue paume est l’antithèse d’une balle rebondissante de tennis. Aux yeux d’un paumiste, il se passe une éternité entre le moment où cette dernière touche le sol et celui où il sera encore possible de la renvoyer. Au contraire, à la paume il s’agit d’être rapide par obligation, de ne pas laisser passer un dixième de seconde de trop, sans quoi la balle sera dite « morte », donc injouable parce qu’ayant déjà réalisé un deuxième bond fatidique sur le sol. Dans ces conditions le revers devient un geste scabreux, aléatoire, obligeant à une contorsion du corps exigeante, au ras du sol bien souvent. Rien d’étonnant à ce que Jacques Deshabit nous ait incités à l’éviter : tout le monde n’était pas Jacques Cauvel. Dont acte.
Mais les qualités de Cauvel, en matière de revers, ne s’arrêtaient pas là. Jacques Deshabit ajoutait qu’il était capable d’engager avec autant de puissance « d’un côté comme de l’autre ». « Quand il avait mal au bras, il tirait de revers ». C’était une originalité à laquelle nous avons tenté de nous adonner… sans grand succès. Même au tennis, on peine à imaginer un joueur engager efficacement de cette manière.
Jacques Cauvel et Jacques Deshabit, lors d’une Fête de la longue paume à Plainville. A droite Michel Bellette, président de la société de longue paume de Quiry-le-Sec, avec trois jeunes joueurs (Sylvie Godin, hebdomadaire Le Bonhomme picard, septembre 1995).
Si Cauvel avait été joueur de pelote
Jacques Cauvel était ainsi un paumiste de renom, aux excentricités admirées de ses contemporains, mais pas encore un sportif d’exception. Patience. Le monde paumiste est un tout petit monde où la célébrité peine à dépasser les limites de l’entre-soi. Pourtant, les qualités exigées sont multiples, à commencer par la combinaison entre une puissance poussée à son maximum et une adresse capable de dompter cette balle indocile. On ne s’étonnera pas que l’excellence y soit aussi rare.
La première étape dans le parcours de ma conviction commence avec un autre petit texte publié en février 2023, dans la rubrique du « Document du mois » du site internet de la Société historique de Breteuil. Je cherche alors un exemple pour illustrer cette adresse élégante qu’introduit l’invention de la raquette dans les jeux de balle. Traitant de la place du jeu de paume à Breteuil, il me faut un exemple britulien et c’est évidemment l’image de Jacques Cauvel qui s’impose à ma mémoire. Cette simple remarque sur le « style Cauvel » n’échappe pas à notre collègue Bernard Maillard, qui me sollicite pour un texte sur le joueur en question. Pourquoi pas, si ce n’est que je le connais peu au final. J’interroge alors des joueurs de ma génération qui, tous, me rapportent des évocations qui confortent la stature du grand joueur. Il s’agira pourtant de dépasser les ouï-dire par des interlocuteurs dotés de souvenirs vécus de visu. Côté adresse, le garagiste Claude Crinon, installé à Breteuil, mais habitant de Tartigny où il a vu évoluer Cauvel, confirme ce style de jeu puissant et long, « un placeur de balle ».
Deuxième étape, pendant l’été 2023, lors d’un voyage au pays basque français, qui n’était destiné à l’origine qu’à dégrossir un projet de recherche sur la notion d’autochtonie. Ce déplacement va m’obliger à renverser mon questionnement : le problème n’est plus tant de comprendre en quoi Cauvel était un phénomène, que pourquoi il n’a pas été reconnu en tant que tel ? Je dois rompre avec une évidence bien inscrite dans l’esprit paumiste dont je suis malgré moi un produit, réaliser que la discrétion dont les grands paumistes sont, au final, l’objet, n’est en rien un fait objectivement établi à raison, mais davantage la conjonction entre l’auto-dévalorisation des paumistes eux-mêmes et l’absence de promotion au sein d’une région, la Picardie, qui s’est longtemps vécue comme un reliquat de l’histoire, coincée entre la puissante Ile-de-France et la fierté des « Gens du Nord ».
Une anecdote pourrait illustrer cet état de fait. Dans le courant des années 1990, une délégation de la Fédération française de longue paume se déplaçait à Paris, reçue comme chaque année par la direction des sports du ministère qui détenait aussi la jeunesse dans son portefeuille. Pour résumer, il y avait d’un côté la compétence sur l’éducation populaire, laquelle s’affairait autour des plus jeunes pour leur nourrir l’esprit, et de l’autre côté les activités physiques, la hiérarchie symbolique n’étant guère favorable à ces dernières. Chez les uns le jeu était un stratagème visant à assimiler des choses « sérieuses », alors que pour les autres le divertissement semblait constituer la seule finalité (à tort évidemment). Venue négocier sa subvention annuelle, la délégation paumiste avait abordé l’entretien au sommet avec beaucoup de modestie : venue d’une petite région rurale périphérique à la capitale, elle représentait un sport « de peu » (pour reprendre l’expression de Pierre Sansot[2]). Peu en vue, peu connue, peu médiatisée et peu fournie en effectifs, la longue paume ne faisait pas le poids face aux mastodontes, comme le football, le tennis et tant d’autres sports. Seul élément de comparaison, elle disposait d’un précieux trophée, rien d’autre qu’un des célèbres boucliers sculptés par le ciseleur et médailleur Charles Brennus (1859-1943) en 1892, sur un dessin original de Pierre de Coubertin, alors que ce dernier occupait le poste de secrétaire de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA). Le plus connu de ces écus a été attribué, comme on le sait, à la Fédération française de rugby et récompense chaque année l’équipe victorieuse du championnat national de jeu à XV. Les images des vainqueurs soulevant la précieuse œuvre sculptée ont fait le tour des chaînes de télévision, laissant une empreinte forte dans la conscience collective. Mais moins connue, une autre production de Brennus, bien plus belle si l’on entend les paumistes, était dédiée au championnat de France, première catégorie terrée, de longue paume. Cet honneur faisait dire au monde de la longue paume qu’il avait rivalisé, aux premières heures de la structuration sportive, avec les plus grands des sports. Et si l’on remontait plus loin dans l’histoire, ne disait-on pas de la paume qu’elle fut le sport des rois, et donc le roi des sports ? L’adage populaire faisait toujours son petit effet, même si on mêlait opportunément la paume à main nue et ses dérivés avec raquette, dont la longue paume. Quoiqu’il en fût, cette prestigieuse lignée relevait désormais d’un passé lointain que n’ignoraient pas les membres de notre délégation picarde devant son ministère de tutelle : nous n’étions plus que quelque 1 500 licenciés. C’était peu face aux centaines de milliers, voire millions d’adhérents aux sports les plus en vogue. Aussi, quelle ne fut pas la surprise des représentants paumistes d’entendre le responsable ministériel contredire leur misérabilisme. Ils s’entendaient dire qu’ils n’avaient aucunement à rougir, qu’après tout la Fédération française de bobsleigh n’atteignait que péniblement les 50 adeptes… mais certes avec un patronyme connu dans la principauté de Monaco et des caméras de télévision au rendez-vous. Autrement dit, la notoriété d’un sport n’était pas toujours corrélée avec l’adhésion massive à sa pratique.
Revenons au cœur des Pyrénées où, de village en village, on découvre avec étonnement le succès des différentes formes de pelote sur ce territoire, pourtant fort circonscrit. Aux yeux d’un Picard, c’est là un choc. Non seulement les frontons sont entretenus, fraîchement repeints, pavoisés, mais qui plus est fréquentés avec fierté. Les quelques bancs qui bordent les places de nos jeux de paume supporteraient mal la comparaison avec les tribunes encadrant les jeux basques. À Saint-Jean-Pied-de-Port par exemple, sur la frontière avec l’Espagne, un simple entraînement de quelques jeunes peloteurs, encadrés par un adulte, est suivi par plusieurs dizaines de spectateurs. Devant l’entrée du fronton une voiture aux couleurs du club local est surmontée d’un amplificateur pour annoncer les rencontres à venir. Trouver les dates et lieux de celles-ci revient à se rendre sur le site internet de l’office du tourisme du Pays basque, qui en fait grand cas. Trouver un ouvrage sur la pelote en général, ou à propos d’une de ses variantes, n’a rien de complexe. D’ailleurs, l’ancienne prison de Saint-Jean abrite un musée quasiment intégralement consacré à ces jeux. Mais le même succès se retrouve à Bayonne, où le musée basque consacre une grande salle à ces sports aussi variés que vivants.
De retour en Picardie, il n’est pas difficile de comprendre le plaisir pris à parcourir ce morceau de Basse-Navarre. Pourrait-on imaginer à Plainville, sur les baies vitrées d’un bâtiment communal, des posters de paumistes locaux en pleine action (?), comme dans le village de Bidarray (seulement 650 habitants).
Un palmarès à faire pâlir les meilleurs
Il paraît assez évident que si Jacques Cauvel avait été pelotari son souvenir serait parvenu jusqu’à nous. On peut imaginer que la place du Jeu-de-paume de Breteuil porterait son nom ou que Tartigny, son village natal, lui aurait dédié le nom d’une de ses rues. Il n’en est rien pourtant et sans vouloir sombrer dans une psychologie des tempéraments régionaux peu scientifique, cet état de fait interpelle la réception que la Picardie fait à ses talents. Le Pays basque en constitue une antithèse géopolitique radicale : coincé entre deux États, aux extrémités de chacun d’eux, doté d’une langue dont on entretient le mystère des origines, allant jusqu’à revendiquer son indépendance, le Navarrais cultive sa différence dans les moindres détails, jusqu’au bout de ses pieds en espadrilles… typiquement basques.
Les jeux de pelote participent ainsi à une image irrédentiste qui sert les ambitions différentialistes du Pays basque. Ils le font en entretenant la figure de cette Force basque, dont les différentes épreuves perdurent encore aujourd’hui. À l’inverse, lesdits « jeux de balle picards » (balle au tamis, ballon au poing, balle à la main et longue paume) résistent péniblement à leur extinction, celle de la balle au tamis étant désormais entérinée.
Mais au-delà de cette Picardie périphérique qui a perdu son statut de région administrative, le paumiste Jacques Cauvel était lui-même un grand discret. Faut-il y voir un trait de caractère lié à sa condition socioprofessionnelle ? Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu et de ses continuateurs ont en effet suffisamment montré comment l’appartenance sociale conditionnait l’art de se raconter[3]. Or, Cauvel est un homme de la truelle plus que des « belles lettres ». Ouvrier maçon, il bâtit lui-même sa maison, face au collège de Breteuil.
Mais si on s’intéresse à son parcours sportif, on reste stupéfait. Voici comment Benjamin Blériot (Athies, Somme), qui consacre actuellement son temps libre à la rédaction d’un ouvrage sur la longue paume, résume le personnage : « Virtuosité, adresse, puissance, la science du meilleur joueur individuel… Il ne s’agit nul d’autre que Jacques Cauvel. » Il fut en effet victorieux à huit reprises du championnat de France individuel en première catégorie, une performance qui le consacre en 1937, 1938, 1947, 1948, 1950, 1951, 1952 et 1953. C’est là un record proprement prodigieux puisque, né le 15 février 1923, il n’a que 14 ans lorsqu’il signe sa première prouesse. Dit ainsi cela fait simplement penser à ces enfants-prodiges, produits pour la performance dans nos sociétés qui savent tout mettre en œuvre, dès le plus jeune âge, afin de littéralement construire des machines à gagner, quel que soit le domaine. Mais rien de tel dans l’Entre-deux-guerres qui a bien d’autres sujets de préoccupation. Pour un ancien paumiste maintenant, cette réalisation, à seulement 14 ans, soit en catégorie cadet, est proprement impossible. Comment imaginer qu’un enfant puisse disposer de la puissance nécessaire, du sens du jeu indispensable, des qualités mentales exigées afin de venir à bout d’adversaires beaucoup plus expérimentés que lui (?), au sommet de leur art. Un accident de l’histoire ? Je dois bien reconnaître que la lecture du palmarès cauvélien m’a laissé dubitatif dans un premier temps. Pour ma génération, le simple fait d’avoir connu Jean-François Ricque (de Rosières-en-Santerre), être surclassé de cadet à la troisième catégorie, sans passer par la case quatrième, frisait l’insolence. Ce cas unique, à ma connaissance, ne l’amena toutefois pas à remporter à cet âge le championnat de France en première catégorie, ce qui aurait fait de lui le meilleur joueur du moment. Mais Cauvel lui, l’avait fait et on ne pouvait pas l’expliquer par des circonstances opportunes, puisque la chance ne s’appelle plus ainsi lorsqu’elle se reproduit huit fois.
Jacques Cauvel était ainsi bel et bien un joueur d’exception puisque seul il l’emporte au meilleur niveau, lorsqu’accompagné il lui faudra plus de temps ; le temps de forger une équipe de sa trempe. De la sorte, en 1937, année où il explose, il devient également champion de l’Oise en deuxième catégorie, seulement voudrait-t-on ajouter, mais c’est en formation de six joueurs contre six. Il réitère d’ailleurs l’année suivante, mais cette fois en emportant aussi le championnat de France dans la même catégorie, en quatre contre quatre.
Et si même Cauvel avait été un chanceux éhonté, comment expliquer qu’à trente ans il soit encore le meilleur des paumistes en individuel ?
Je me dois d’épargner la patience de ceux qui m’ont suivi jusqu’ici. La déclinaison détaillée du palmarès de celui qui a incarné la longue paume, pendant plus de quinze années, prendrait beaucoup de temps et resterait incomplète. On me reprocherait de n’avoir pas dit un mot de ses talents de cycliste, d’accordéoniste, sans parler de ses inventions, car il fut aussi inventeur, touche-à-tout de génie, réfractaire au STO, entre autres. Je voudrais plutôt laisser la parole à l’une de ses belles-filles, Colette, qui retint de lui « l’homme charmant, qui s’intéressait à beaucoup de choses » et… qui retirait sa casquette lorsqu’il arrivait sur le pas de la porte. Laisser également le mot de la fin à son fils aîné, Alain, qui fournit l’explication de cette amnésie collective : « Chez nous, on a trouvé ça normal certainement… on ne parlait pas de ça. Il disait pas grand-chose de tout ce qu’il faisait. Il allait le dimanche faire sa compétition. Il revenait avec des médailles, il avait une coupe… et puis voilà. »
Il serait peut-être temps de ne plus laisser au temps la mauvaise idée d’effacer le souvenir de cet homme fait pour les superlatifs, jusqu’à sa discrétion extrême.
[1] Voir Philippe Sarremejane, Éthique et sport, Auxerre, Éditions Sciences humaines, 2016, chapitre 1 : « Qu’est-ce que le sport ? », ici page 9.
[2] Voir Pierre Sansot, Les gens de peu, Paris, Presses universitaires de France, 1991.
[3] Ajoutons que nous autres, universitaires, constituons la caricature ultime de cet art, consommé sans modestie… En cela nous nous situons aux antipodes des classes populaires et de la petite paysannerie, très longtemps parlée plus qu’elle ne s’est parlée. Voir Pierre Bourdieu, « Une classe objet », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n°17-18, 1977, pages 2 à 5. Il s’agit de l’introduction du dossier : « La paysannerie, une classe objet ».